tolerance zero pour les hommes violents

Publié le par vero

«Si l’on n’intervient pas dès la première incartade...»

Chaque mois en France, six femmes sont tuées par leur mari ou leur compagnon. A Douai, sous l’impulsion du parquet, on a décidé d’agir vite et fort. Avant que les couples ne tombent dans la spirale de la violence. Reportage

 


 

Ce mardi, jour de réunion hebdomadaire du groupe de parole pour hommes violents du Service de Contrôle judiciaire et d’Enquêtes (SCJE) à Douai, seuls deux des cinq volontaires attendus sont présents. Stéphane, 24 ans, visage anxieux, et David, la quarantaine joviale. Tous deux sans emploi. Ils viennent d’être condamnés à quatre mois de prison avec sursis. Le premier, parce qu’il a battu sa compagne – huit jours d’interruption temporaire de travail (ITT). Le deuxième, parce qu’il a frappé son fils de 16 ans à coups de ceinture. Ni l’un ni l’autre n’avaient fait jusque-là l’objet d’un signalement pour maltraitance.
Le groupe de parole du SCJE, association loi 1901 habilitée par le parquet de Douai, relève d’un dispositif de lutte contre les violences familiales mis en place depuis mars 2003 par le procureur de la République, Luc Frémiot. Un dispositif unique en France. A l’inverse de ce qui se pratique presque partout ailleurs, on privilégie ici le maintien des femmes battues et de leurs enfants au domicile conjugal. C’est le conjoint violent qui doit partir. Une gifle, des menaces, de simples insultes dénoncées à la police entraînent une convocation automatique du fauteur de troubles devant un magistrat qui lui rappelle la loi. Les faits de violence grave sont systématiquement sanctionnés par des peines de prison. Avant d’être jugés et condamnés, Stéphane et David ont subi quarante-huit heures de garde à vue. Puis ils ont été éloignés durant quinze jours de leur domicile et placés d’office dans un foyer d’accueil d’urgence pour SDF. Le temps de méditer sur la gravité de leurs actes. Et enfin orientés vers le groupe de parole, où une animatrice les aide à réfléchir sur les moyens de contenir leur brutalité. « Je me culpabilise beaucoup, avoue Stéphane. Maintenant, quand ma compagne m’agresse, je m’écrase. » David, de son côté, trouve que la sanction qui lui a été infligée est disproportionnée : « Ma femme le pense aussi et mon fils s’en veut d’avoir appelé la police. Mais je dois reconnaître que ce qui est arrivé m’a permis de savoir où était la limite. » Anne Pilez, l’animatrice, conclut cette séance en incitant les deux hommes à éclaircir à tête froide les malentendus familiaux. « Nous n’avons aucune prétention psychothérapeutique, nous dit-elle.Nous essayons simplement d’aider les participants à parler d’eux-mêmes, de leur couple, de leurs angoisses. La plupart pensent que ce qu’ils sont, ce qu’ils font est indépendant de leur volonté. »
Prévenir, réagir au plus vite pour empêcher que ne s’enclenche un processus de violence dans le couple: c’est le principe de base de la politique pénale de Luc Frémiot. Cet ancien avocat général a vu passer nombre d’affaires d’homicide conjugal aux assises. La plupart du temps, la victime avait alerté la police. Des appels au secours laissés en suspens. «Les hommes violents font ici l’objet d’une tolérance zéro, explique Luc Frémiot. Au début, il ne s’agit souvent que de harcèlement psychologique. Son auteur isole petit à petit sa compagne de son entourage. Après une phase de dévalorisation viennent les insultes, les menaces, et enfin les coups. Si l’on n’intervient pas dès la première incartade, l’agresseur s’ancre dans un sentiment d’impunité, tandis que la victime entre dans un engrenage dont il lui deviendra très difficile de sortir.» D’après les statistiques du SCJE de Douai, seulement 57% des 140 hommes violents suivis par cet organisme ont un emploi, essentiellement dans les secteurs ouvriers et employés.60% d’entre eux sont dépendants à l’alcool, 40% ont déjà eu affaire à la justice.Tandis que 60% des victimes suivies elles aussi par le SCJE vivent sous la domination économique de leur conjoint.
Une femme sur dix est concernée par la violence masculine. Chaque mois, six femmes meurent sous les coups de leur compagnon. A Paris et dans d’autres grandes villes l’accueil des femmes battues par des policiers spécialement formés se généralise.Mais rares sont celles qui osent dénoncer leur bourreau : 6%
Dans le cadre de la réforme du divorce, un plan global de protection des femmes battues entre en vigueur en ce début 2005. Il prévoit des mesures d’aides financières et d’assistance aux victimes – dont la création de 1800 places supplémentaires en centres d’hébergement d’ici à 2007. Il aggrave aussi les sanctions visant les agresseurs et facilite leur éloignement du domicile familial. Une réelle avancée… Sauf que ces dispositions ne s’adressent qu’aux femmes mariées.
A Douai, épouses, compagnes ou concubines sont toutes traitées sur le même plan. Idem pour les tyrans domestiques, qui, en cas de faits graves ou de récidive, sont jugés en comparution immédiate dès la fin de leur garde à vue. Les services de police ont reçu l’ordre d’ouvrir systématiquement une procédure. Fini l’usage des mains courantes, qui laissent une trace mais restent trop souvent lettre morte.
Comme Stéphane et David, Pascal, 35 ans, divorcé et père de trois enfants, a été écarté de son domicile après un conflit qui s’est soldé par trois jours d’ITT pour son amie. Placé depuis deux semaines par la police de Douai chez les Compagnons de l’Espoir, il vient d’apprendre qu’il est relaxé. Soudeur, sans emploi depuis plus d’un an, il cherche désormais un stage de formation au métier de cariste. Il a décidé de rompre avec sa compagne. «Je lui en veux, dit Pascal. Mais ce coup de semonce m’a permis de me projeter à nouveau dans l’avenir.»
Dans ce foyer d’accueil d’urgence, qui héberge également des SDF et dispose des services de psychologues et de travailleurs sociaux, les auteurs de violences conjugales doivent se plier au règlement drastique de l’établissement: fermeture des portes à 18h30 (hormis pour ceux qui travaillent), interdiction de boire de l’alcool, partage des travaux ménagers. «Après souvent quarante-huit heures de garde à vue, ces hommes arrivent au foyer un peu groggy, dit Philippe, qui est chef de service. Loin du confort de leur logis, ils doivent subir un deuxième choc: la proximité avec des personnes qui ont tout perdu.» A la fin du séjour, un rapport sur leur personnalité et sur l’évolution de leur comportement est adressé au parquet, qui décide des suites à donner: abandon des poursuites ou procès en correctionnelle.
Le commissaire divisionnaire Jacky Maréchal se félicite de la politique pénale instaurée par le procureur Frémiot. Lui-même très préoccupé par la violence conjugale, le patron de la police de Douai a ouvert dès 1998 une permanence d’accueil des femmes battues au sein du commissariat central. La première en France. Ses services travaillent en réseau avec trois partenaires : le parquet, les associations d’aide aux victimes et le foyer des Compagnons de l’Espoir. « Jusque-là, dit Jacky Maréchal, les policiers étaient découragés d’intervenir dans les mêmes familles en souffrance sans disposer d’outils judiciaires et sociaux suffisants pour stopper l’enchaînement de la violence. Nous constatons désormais une nette progression du nombre de faits révélés.»
En dix-neuf mois, police et gendarmerie ont interpellé 198 personnes. Une bonne moitié d’entre elles ont été condamnées à des peines de prison. Seuls trois de ces hommes ont récidivé. Quarante conjoints menaçants ont par ailleurs été convoqués devant un magistrat pour un rappel à la loi. Aucun, depuis, n’a refait parler de lui. Luc Frémiot a reçu la visite de plusieurs confrères dont certains ont déjà mis en œuvre dans leur juridiction sa stratégie de lutte implacable contre la violence masculine. Qu’attend-on pour étendre cette expérience à tous les parquets de l’Hexagone?

Sylvie Véran

 

 

Sylvie Véran
Le Nouvel Observateur

Tolérance zéro pour les hommes violents
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